La sélection #10 — Martin Parr

Photo : Martin Parr, Dubai, UAE, 2007, du livre autoportrait, publié chez EXB
 

Martin Parr nous attend dans le hall de son hôtel, à deux pas de Paris Photo. Après quelques minutes à essayer de trouver un endroit à l’abri de l’agitation, nous nous asseyons face à face. Son œil perçant, qui nous sonde de la tête aux pieds, a tout pour désarçonner, autant que son flegme caustique. La conversation est lapidaire — le photographe est habitué à ce genre d’exercice — sans pour autant l’empêcher de briller par son humour et son sens de la répartie.  

On ne présente plus Martin Parr, dont les clichés acides de notre société occidentale ont redessiné les contours de la photographie documentaire. Ses grandes séries photographiques, entre satire et étude anthropologique, dressent un portrait sans détour de l’Angleterre des années Thatcher. Des trivialités de la classe ouvrière au ridicule de la classe moyenne, aucune n’est épargnée par ce mordant devenu sa signature. 

Photographiant d’abord en noir et blanc les communautés rurales du nord de l’Angleterre et de l’Irlande, Martin Parr passe à la couleur en 1982 avec The Last Resort. Cette série, réalisée à New Brighton, station balnéaire près de Liverpool, marque un tournant dans sa carrière. Les couleurs criardes, accentuées par l’usage du flash, renforcent le côté tapageur de ces vacanciers issus de la classe ouvrière. Parr utilise ce même vocabulaire visuel lorsque, quelques années plus tard, dans The Cost of Living, il tourne son objectif vers la nouvelle classe moyenne de son pays, enrichie par la politique libérale de Thatcher et pleine de vanités. 

Les effets nocifs de la mondialisation, le tourisme de masse et la surconsommation, qu’il voit fleurir de manière dramatique depuis le début de sa carrière, sont des thèmes récurrents de son œuvre et se retrouvent au cœur de Small World et Common Sense deux autres séries emblématiques, aussi kitsch que grotesques, réalisées dans les années 1990.

 Photographe prolifique, Martin Parr a publié plus d’une centaine de livres sur son travail, que l’on ne peut s’empêcher de feuilleter avec une sorte de fascination morbide. Ces mots de Val Williams, grande spécialiste de la photographie britannique, décryptent parfaitement le malaise que peuvent générer ses clichés  : « La photographie de Parr est gênante car, par de nombreux aspects, elle fait ressortir ce qu’il y a de pire en nous. Elle nous rend méprisants ou ridicules, snobs ou cyniques.  

C’est certainement parce qu’il a le don de nous mettre aussi cruellement face à nous-mêmes que son œuvre a tant fait couler d’encre. Bien qu’il fût souvent décrié, Martin Parr a joué un rôle indéniable pour le huitième art, par ses productions autant que par son travail de valorisation de la photographie britannique à travers ses publications ainsi que l’ouverture, en 2017, de la Martin Parr Foundation à Bristol.  

Martin Parr est enfin, et c’est pourquoi nous l’avons approché pour cette Sélection, un fervent collectionneur et ce depuis son plus jeune âge : cartes postales, objets populaires, photographies vernaculaires… Il est également un grand passionné de livres photographiques, à qui il a d’ailleurs rendu leur place légitime au sein de l’histoire de la photographie en publiant, avec Gerry Badger, une anthologie en trois tomes :  Le Livre de photographies : une histoire (Phaidon).

Il achète ses premiers ouvrages alors qu’il est encore étudiant à Manchester, parmi eux la version anglophone des Américains de Robert Frank ou encore A day off de Tony Ray-Jones. Lorsqu’il rejoint Magnum en 1994 et gagne plus d’argent grâce notamment aux commandes commerciales, il commence à collectionner « plus sérieusement ». Ses nombreux voyages lui permettent de chercher les livres rares sur le terrain. Il se souvient encore de l’excitation qui le gagne lorsqu’il trouve, au Japon, des publications de la période Provoke ou encore en Amérique Latine, où il fallait établir tout un réseau de photographes et de vendeurs afin de réussir à trouver les ouvrages qu’il cherchait.

Au fil des années Martin Parr a accumulé une collection de près de 12 000 livres, acquise par la Tate en 2017. Il nous en présente ici cinq, dans une sélection marquée par son regard d’historien.

 

EL RECTÁNGULO EN LA MANO — SERGIO LARRAÍN

 

El Rectángulo en la Mano est un petit livre merveilleux, le premier livre de Sergio Larraín, publié pour accompagner une exposition de son travail à l’ambassade du Brésil à Santiago, en 1963. Larraín est un photographe chilien et c'est un pur poète en matière de photographie. Il pouvait faire une grande photo à partir de presque rien. C'est un livre que j'ai passé dix ou quinze ans à chercher, puis un ami chilien l'a trouvé dans une petite librairie et me l'a envoyé.

El Rectángulo en la Mano, Cadernos Brasileiros, Santiago

 

122 COLOUR PHOTOGRAPHS — KELD HELMER-PETERSEN

 

J’ai découvert 122 Colour Photographs il y a vingt-huit ans. Il m'a beaucoup intrigué car c'est un livre pionnier en matière de couleur, réalisé dans les années 1940, trente ans avant que la photographie couleur émerge aux États-Unis avec Stephen Shore, Joel Meyerowitz et William Eggleston. Keld Helmer-Petersen est parti en Amérique après avoir réalisé ces photographies à Copenhague et je pense qu'il a enseigné à Chicago. Ses images ont été publiées dans le magazine Life et il est devenu célèbre pour cette série, avant même que la couleur ne soit vraiment acceptée. Du reste, c'est un livre publié à compte d'auteur, c'est donc un document assez remarquable.

122 Colour Photographs, Schoenberg Publishers (1948) / Errata Editions (nouvelle édition)

 
 

 « Bien que j'adore les expositions, je pense que le livre reste le meilleur support de diffusion pour le projet d'un photographe car on peut le séquencer, choisir le design que l'on souhaite et, surtout, un livre ne disparaît jamais. »

– Martin Parr

 
 

NEEDLE OF DEATH — MJ Delaney

 

Needle of Death est le premier livre sur la culture de la drogue publié au Royaume-Uni. Dans les années 1960, les attitudes à l'égard des drogues, de la toxicomanie et de la jeunesse ont souvent sombré dans l'hystérie sous l'effet des médias et du gouvernement. Ce livre présente un portrait plus humain des conséquences de la dépendance pour les individus et les communautés. Il a attiré mon attention car il n'y a jamais eu d'autres livres photographiques sur la consommation de drogue publiés au Royaume-Uni. Il y en a bien sûr eu beaucoup en Amérique, mais pas au Royaume-Uni. En ce sens, il est assez unique et aussi très rare.

 Needle of Death, Studio Vista Ltd

 

UPPERCASE 5 — ROGER MAYNE

 

Uppercase 5 est intéressant car c'était la première fois que Roger Mayne publiait des images dans un magazine, mais il a eu cinquante-six pages, ce n’est pas rien. Et puis certaines de ces cinquante-six pages ont été reprises et transformées en un petit livre, tiré à peu d’exemplaires. C'est probablement le premier livre d'un photographe britannique indépendant, c’est donc un véritable monument.

Uppercase 5, Whitefriars

 

VIETNAM INC. — PHILIP JONES GRIFFITHS

 

Vietnam Inc. est un livre très important. Lorsque Philip Jones Griffiths l’a publié après avoir passé trois ans à photographier le front, la guerre faisait encore rage au Vietnam. Il a eu un grand impact sur l'opinion publique américaine. À ce titre, c'est l'un des rares livres qui a contribué à changer les attitudes à l’égard de la guerre. Il est sorti en livre de poche et, Philip Jones Griffiths étant déterminé à le diffuser le plus largement possible, 200 exemplaires reliés ont également été produits à destination des bibliothèques américaines ainsi que des membres du congrès. Un de ces exemplaires reliés se trouve à la Martin Parr Foundation.  

Vietnam Inc., The Macmillan Company

 

 

Un article écrit par Zoé Isle de Beauchaine • SiteInstagram

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