La sélection #9 — Lucien Birgé
Je rencontre Lucien Birgé dans son appartement parisien. Avec la générosité des grands passionnés, il évoque son parcours de mathématicien et la constitution progressive de son incroyable collection de livres photo. Notre entretien s’achève sur la découverte de sa bibliothèque dédiée aux livres japonais : une pièce entière recouverte de perles de la photographie nippone, “environ 2500” nous confie-t-il…
Lucien Birgé collectionne les livres photographiques depuis maintenant cinquante ans. Il achète son premier ouvrage au début des années 1970, à une époque où les musées ne montrent pas de photographie, où peu de galeries représentent des photographes, et où les ventes publiques consacrées à la photographie sont rares.
Ce passionné est aux premières loges de l’émergence d’un intérêt français pour la photographie, lui qui a connu la MEP « quand elle était au Halles » [à l’époque Espace Photo, fondé en 1985 sur le site de l’actuel Forum des Images, ndlr], a acheté ses premiers tirages chez Agathe Gaillard et a vu s’ouvrir les librairies La Chambre Claire puis, bien plus tard, celle du Plac’art.
Lorsqu’il commence à acheter des livres dans les années 1970, Lucien Birgé vient d’arriver à Paris pour ses études. Après un passage à l’ENS, il poursuit une carrière de professeur et chercheur en mathématiques, avec un intérêt particulier pour les statistiques et la théorie de la dimension métrique qui lui vaut plusieurs prix et médailles.
Ses premiers livres, il les trouve à la FNAC ou bien à la Hune : « Les librairies classiques vendaient peu de livres photographiques à l’époque, et encore moins de livres étrangers ». C'est dans une petite librairie rue Dauphine qu'il fait ses premières étonnantes trouvailles, comme un livre d’August Sander et un autre d'Eikoh Hosoe. Il a une vingtaine d’années et jamais alors n’imagine que ces pièces sont le début d’une immense collection. « Quand je suis arrivé à dix mille ouvrages, j’ai commencé à réaliser que j’étais devenu collectionneur. »
Aujourd’hui, Lucien Birgé possède plus de 30 000 livres consacrés à la photographie, dont il confie progressivement le soin à l’Institut pour la Photographie de Lille. Il continue d’en acheter, « je ne peux pas m’arrêter », mais trouve que le marché contemporain est saturé. Trop de livres sont publiés et il lui est de plus en plus difficile d’avoir des coups de cœur. Sa sélection est composée de ses premiers amours et de quelques découvertes plus récentes. À l’échelle de sa collection, choisir cinq livres fut un exercice difficile : « Si encore vous m’en aviez demandé cinquante… ».
MENSCHEN OHNE MASKE — AUGUST SANDER
C’est l’un des tous premiers livres étrangers que j’ai achetés, rue Dauphine. À l’époque, on trouvait des livres français dans les grandes librairies, mais rien d’aussi étonnant que cet ouvrage. C’était la première fois que je voyais ces photographies des Hommes du XXe siècle d’August Sander. J’ai été fasciné par cette manière systématique de photographier toutes les catégories sociales de l’Allemagne. Ensuite, Agathe Gaillard l’a exposé et j’ai pu acheter un de ses tirages, le portrait d’un artiste, et bien plus tard la publication originale de 1929 : Antlitz der Zeit.
Menschen ohne Maske, Luzern, Bucher
ORDEAL BY ROSES — EIKOH HOSOE
À l’époque où je découvre ce livre, il y a longtemps, je ne connais rien du photographe japonais Eikoh Hosoe. Ordeal by Roses est un livre étonnant, très graphique, dont la mise en page tranche avec la production de l’époque. Si l’on compare à un livre de Willy Ronis ou de Robert Doisneau… ça n’a rien à voir. Je n’avais rien vu de tel auparavant. La série est consacrée à Mishima, un auteur japonais très connu, qui s’est suicidé en 1970. Il y a quelque chose de fort dans ce livre. Cette édition est la version américaine, que j’ai achetée neuve, parce qu’il était alors très difficile de trouver des livres de photo japonais importants en France. À cette époque, presque personne n’importait de livres photo du Japon comme ce fut le cas plus tard, notamment avec la Librairie 213 d’Antoine de Beaupré et puis Clément Kauter avec le Plac’Art.
Ordeal by roses, Aperture
« Un livre photographique plutôt qu’un tirage, pourquoi ? Parce que contrairement au tirage, un livre permet d’avoir une vision plus complète du travail d’un photographe. »
– Lucien Birgé
JOSEF SUDEK FOTOGRAFIE — JOSEF SUDEK
J’ai connu le travail de Josef Sudek à travers des expositions, avant de chercher ce livre qui à une époque était difficile à trouver, alors qu’à l’origine il fut édité à 30 000 exemplaires. Depuis, beaucoup de livres ont été publiés sur Sudek et lui-même en avait fait d’autres avant : son livre sur Prague, assez classique, très standard, ainsi que ce grand ouvrage de format à l’italienne réunissant ses photographies panoramiques. Mais ce livre-là a un charme tout à fait particulier. La qualité d’impression est formidable. C’est assez curieux, car dans les pays de l’Est il y avait des livres assez mal imprimés et d’autres, en particulier en Tchécoslovaquie, étaient au contraire d’une grande qualité. J’ai toujours trouvé le travail de Sudek exceptionnel. Ce livre est vraiment une très belle rétrospective de son œuvre photographique.
Josef Sudek Fotografie, Statni Nakladatelstvi, Praha
LISBOA CIDADE TRISTE E ALLEGRE — COSTA MARTINS + VICTOR PALLA
L’histoire de ce livre est pour moi celle du pur hasard d’une découverte, à l’époque où il était encore inconnu. Je n’avais jamais entendu parler de ces photographes. Ce fut une belle surprise, pour moi qui, dans les années 1980, collectionnait déjà depuis un certain temps. J’ai été fasciné par ce travail sur la ville de Lisbonne, ce livre imprimé sur du papier très épais, à la mise en page étonnante, des demi-pages et doubles pages, et des gris tout à fait remarquables. J’ai eu la chance d’en trouver un deuxième exemplaire quelque temps plus tard. Ensuite, il a acquis une certaine notoriété et il est devenu très cher. J’ai donc pu échanger cet exemplaire supplémentaire contre le New York de William Klein…
Lisboa cidade triste e allegre, Pierre von Kleist editions
BLACK SUN — NOBUYUKI WAKABAYASHI
J’ai choisi cet ouvrage parce que je l’ai découvert il n’y a pas très longtemps. Black Sun de Nobuyuki Wakabayashi est un livre incroyable et quasiment introuvable. Je ne l’ai vu qu’une fois, au Plac’art, mais jamais à nouveau depuis. C’est une surprise absolue, au graphisme exceptionnel avec des noirs d’une grande richesse. À l’instar d’Ordeal by Roses, je n’ai jamais vu rien de tel. J’avais déjà quelques-uns de ses petits livres, qui sont beaucoup plus faciles d’accès. Mais un livre comme celui-ci, je n’imaginais même pas que ça existait.